dimanche 7 octobre 2018

Sens d'AGOUJGAL et non sens du vécu

Oui AGOUJGAL n'est pas uniquement mon nom, c'est aussi une appellation d'un village, ou mieux, de plusieurs villages au Maroc. Ce nom berbère ou amazigh désigne littéralement une cascade. C'était au moment où l'eau coulait à flots dans le Maroc des profondeurs.
Selon Google, AGOUJGAL est le nom d'un patelin aux environs de Tata et d'une région bien plus proche de Marrakech, connue pour ses gisements en cuivre, d'après une étude, et située entre les deux villages de Sidi Rahal et d'Ait Ourir à quelques dizaines de kilomètres à l'Est de la ville ocre. C'est dans celle-ci que j'ai connu deux de mes camarades de classe les plus gentils et les plus drôles: Jamal et Yassine, originaires respectivement des deux villages précités.
Jamal est un enseignant et surtout un poète. L'un de ses poèmes que j'ai eu autant de plaisir à lire durant les derniers souffles du siècle passé était intitulé «L'apaganthe». Si j'ai eu des nouvelles de Jamal récemment grâce à Internet (il y a plus d'un an), je n'ai plus aucune nouvelle de Yassine depuis 1997, année à laquelle il semble avoir quitté la fac, déçu vraisemblablement par la note de notre prof de théâtre. Car même s'il avait joué le deuxième rôle de la pièce au programme et qu'il avait appris par coeur presque la moitié des répliques de Lorenzaccio, il n'a même pas eu la moyenne à l'examen de fin d'année. Moi non plus. Quant au rôle de Lorenzo, il fut interprété par une collègue qui, elle, est maintenant prof de lettres françaises à la même faculté où nous avons tous étudié. Elle, contrairement aux autres membres de la troupe, avait choisi dès la première session de disserter sur la désillusion d'Emma Bovary au lieu de l'absurdité de l'acte de Lorenzo de Médicis. J'ai fait pareil lors de la deuxième session à laquelle je n'étais ajourné qu'une seule fois durant mon parcours universitaire. J'avais estimé que j'aurais un avantage à écrire au théâtre au lieu du roman occidental en deuxième année de la fac. Mais, j'avais vite compris qu'il fallait oublier le théâtre et mon rôle dans cette pièce. Le prof en question semblait voir tout à l'envers. 
Avant l'Internet, j'avais reçu une lettre de Jamal à laquelle je n'ai jamais répondu. Il m'avait dit dans sa lettre qu'à son retour à Sidi Rahal, il avait dû fermer son cœur et son esprit à clef de peur de les compromettre au contact de gens qui ne tolère pas la différence.
Je n'ai pas répondu. Je me suis juste contenté de lire et de relire sa lettre dans laquelle il me rappelait combien j'étais spécial tel un poète, tel un prophète retranché seul dans cette chambre insolite située en pleine terrasse d'une demeure marrakchie du quartier Daoudiate. 
En vérité, j'étais comme Jamal à ce moment là, sans travail ou presque, sans repère, mais gardait cette chambre à Marrakech, symbole d'indépendance. Après tout, me disais-je, le loyer ne me coûtait que 20 euros par mois. C'est moins de 10 dhs par jour, mais je n'ai pas pu sauvegarder pour une année ce symbole de liberté, cet abri, ce refuge, ce coin de Marrakech que je chérissais...Pourtant, je n'étais ni éloigné, ni sans le sous, j'étais Benguerir, à 70 kilomètres au Nord de Marrakech et gagnait en moyenne 150 à 200 euros par mois en cours supplémentaires de français et d'anglais que je dispensais en faveur de lycéens de mon quartier. Je travaillais même dans une école privée, la seule de la ville,  et recevais une rétribution de 2 euros l'heure.
Le nom de cette école me revient maintenant. C'était «Essaada», qui signifie littéralement bonheur. Ce bonheur aurait pu être possible, réalisable et concret si j'avais plus de deux heures par semaine. Mais, c'était impossible. Le nombre total des bénéficiaires de la formation (en première et deuxième années) ne dépassait pas cinq personnes. Le bonheur du propriétaire de l'établissement devait attendre encore quelques années. A ce moment là, le privé, personne n'en voulait. L'école publique représentait encore une valeur sûre et une voie royale vers un avenir meilleur.
Une sacrée vie! Un sacré passé!